L’origine et la fosse

Publié le par E-Mosaïque

Peinture . Courbet au Grand Palais à Paris. Une rencontre exceptionnelle avec les chefs-d’oeuvre de celui qui, en voulant peindre le vrai, devint l’un des pères de la peinture moderne.

 

Le tableau le plus troublant de Courbet est-il bien l’Origine du monde ? Ce tableautin si longtemps secret et dissimulé aux regards par ses divers propriétaires, dont Jacques Lacan lui-même, qui le cachait derrière un simulacre de paysage d’André Masson. On sait que Courbet l’avait peint pour un diplomate turc, riche et amateur d’art, Khalil Bey. Mais cela ne rend compte en rien de la présence tout à la fois gênante et envoûtante de ce sexe en plan rapproché, cette chemise relevée, ces cuisses ouvertes, cette peau où semble circuler le sang. Courbet lui-même, lors d’un dîner entre intimes, avait salué son oeuvre en ces termes : « Titien, Véronèse, leur Raphaël, moi-même, nous n’avons rien fait de plus beau. » Car l’Origine du monde n’est pas un tableau érotique, encore moins un tableau fripon. C’est d’une certaine manière un tableau aux limites de la peinture, précisément parce que jamais il ne pourra être regardé banalement, comme une peinture.

 

Pourtant, le tableau le plus troublant de Courbet n’est peut-être pas celui-là, mais celui où se trouve au premier plan la fosse d’une tombe, un chien et le village assemblé : Un enterrement à Ornans, auquel l’exposition du Grand Palais, en l’accrochant à hauteur d’homme rend toute sa force dérangeante en nous plaçant nous aussi devant la fosse.

 

Malraux voyait naître l’art moderne avec Goya, les planches des désastres de la guerre et le Tres de Mayo où les insurgés madrilènes sont fusillés par les soldats français. La peinture moderne parce que, dès lors, son objet n’est plus de faire du joli, de décorer les appartements. Quelques dizaines d’années seulement après Goya, l’Enterrement est un manifeste. Courbet n’a que trente ans. Il vient de sa Franche-Comté natale. Il veut conquérir Paris et est prêt pour cela à choquer. « Il y a trop longtemps que vous faites de l’art bon genre et à la pommade », écrit-il en 1849 à son ami Francis Wey, deux ans avant que l’Enterrement, exposé en 1851, ne fasse scandale. Donner une telle place à une scène aussi triviale, dont les personnages ne sont pas autre chose que les gens d’un village, les curés un peu éméchés, mettre ce chien au premier plan comme prêt à ronger les os. Le « réalisme », dont Delacroix disait qu’il était le ressourcement de la peinture quand elle s’enfermait dans le maniérisme et la répétition, marque les grands moments de l’histoire de l’art. Du Caravage, au début du XVIIe siècle, se tournant vers la rue quand on lui parle des modèles antiques : « Voilà mes modèles », à Andy Warhol tendant à l’Amérique le miroir de ses sérigraphies de chaise électrique, de ses empilements de paquets de lessive et de boîtes de soupe Cambpell.

 

Pour Courbet, ami de Proudhon, son « pays », le penseur politique que raillera Marx mais qui n’en était pas moins animé d’une véritable ambition révolutionnaire, le réalisme c’est aussi une position politique dans la peinture : « On me nomme le peintre socialiste. J’accepte bien volontiers cette dénomination ; je suis non seulement socialiste, mais bien encore démocrate et républicain, en un mot partisan de toute la révolution, et par-dessus tout réaliste (…), car réaliste signifie ami sincère de la vraie vérité. » Ce sont les mêmes mots, à peu de chose près qu’Aragon mettra dans la bouche de Géricault dont le Radeau de la méduse, en 1820 avait lui aussi fait scandale. Car si, pour Courbet, il s’agissait de refuser les mensonges de l’académisme comme de la grande peinture d’histoire, il s’agissait pour Aragon, dans la Semaine sainte, de faire un sort aux mensonges du réalisme dit socialiste, qui prétendant magnifier le peuple le trompait tout autant.

 

Réalisme, donc que celui de Courbet. Profession de foi politique qui lui fera prendre parti pour la Commune de Paris, pendant laquelle il créera la Fédération des artistes et après laquelle il effectuera six mois de prison à Sainte-Pélagie, avant de s’exiler en Suisse, car poursuivi comme coupable du renversement de la colonne Vendôme, ce qui n’était pas le cas. Il y peindra ses dernières toiles. Ces truites capturées et mourantes que comprendront ses contemporains : « J’y trouve des souvenirs de la Commune de Paris », écrira un critique suisse.

 

Car ce réalisme-là n’est pas si simple. Il n’est pas en tout cas ce naturalisme vers lequel Baudelaire croyait voir glisser Courbet. Le naturalisme aurait consisté à se soumettre au réel. Mais la peinture de Courbet c’est la manière de peindre. Il ne se soumet pas, il affirme. Il faut voir ces rochers de la source de la Loue puissamment inscrits au couteau, en masses, sur la toile. Cette falaise de l’Enterrement qui pèse sur la petite foule comme une dalle. Ces aplats de la Toilette de la morte, dont se souviendront de grands abstraits du siècle suivant. Il affirme comme dans cet autoportrait aux yeux exorbités qui fait l’affiche de l’expo. Il affirme, la réalité des choses et en même temps l’effarement de l’homme dans sa condition. Entre l’origine du monde et la fosse boueuse d’Ornans, que rapprochent étrangement les grandes lignes de la composition. C’est un réalisme hanté.

 

Galeries nationales du Grand Palais à Paris. Jusqu’au 28 janvier 2008. Tél. : 01 44 13 17 17.

 

Catalogue édité par la Réunion des musées nationaux. 480 pages.

 

Maurice Ulrich

 

 

 

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